Le poème de l'éloignement, le poème du passage
Luiza Palanciuc
Le poème de l'éloignement est le poème du repli, lorsque, « gangrené de pluie », on cherche refuge en d'autres lieux et « le cœur mitoyen se découd »; on s'acharne à « déverrouiller l'absence grise », on ne sait d'où l'on vient, on ne sait où l'on va, on ne sait quelle langue on parle, car parfois les mots fondent dans la bouche, « magma ou ruines prêtes à mordre ». Béatrice Libert dit le récit de cette traversée, du pas incertain sur le « verglas de la parole », et de la vie griffonnée d'un seul trait, dans une « pesanteur / aveugle et sourde », coup sur le tambour du monde.Il n'est possible de rentrer dans ce livre autrement que par sauts, suivant au plus près le fil de laine et le cours d'eau, l'oreille dressée, la main tendue. Et l'on tombe, au bout du voyage, sur le crâne fracassé, le corps lourd, gisant dans une « mort de misère », avec son « pain noir mâché mouillé ». Migraine veut dire entendre son sang couler, sentir son propre ruissellement, comme d'autres les flammes sur le bûcher, autrefois; cela veut dire aussi cracher, crier, rester nu devant la douleur, jusqu'à prendre peur du battement des cils, du mouvement du fil d'herbe.
La passagère est toujours sur le seuil, celui du départ ou celui de l'arrivée, comme si elle ne pouvait être elle-même qu'en changeant constamment de lieu, ne jamais restant au même endroit, parmi les mêmes choses. Tout résonne différemment dans cet être qui vit sur les rebords, en marge de soi: « Tropique taillé / dans le linge des songes / je ne suis moi qu'à travers peu de choses ». La passagère cherche le son, le bruit parfois, l'écoute même, avec l'obstination de celui qui, pendant longtemps, suit le même rituel, avec la même attention portée au moindre geste, la même patience, qui, dans le vers, ressemble à un langage manuel, tout-puissant, tout-parlant.
La passagère « gomme rire et baiser », vient « cousant les clartés / paupière à paupière », fuit les salles d'attente vers des endroits où le temps n'a plus rien à dire, où la vie et la mort se déchirent, se dissipent, laissent des traces au milieu du chemin. Là-bas, la passagère se met à guetter, cherche les faiblesses d'un mot qui remonte trop tard à la surface pour nommer les hommes et leur monde plein d'objets ou vide du vide de la page blanche.
La passagère tranche la chair vive: dea ex machina. Elle a les yeux ouverts; écrit pour laisser entendre que le réel ne suffit plus, qu'autre chose s'ajoute à la respiration de tous les jours, un autre souffle, un autre son, un autre silence: « Nefs et tympans aux oreilles du sourd / Syllabes dans la bouche du muet / Iris dans les yeux de l'aveugle / Empreintes digitales aux moignons du manchot ». Une façon de vivre sous le signe de la révélation, sans soumission aucune au programme de l'histoire, de cette polis si fatigante; une façon de prendre le pouls des êtres, ethos de la fusion dans la chaleur de l'autre.
La poésie de Libert reformule les liens avec le monde et le sens du passage à travers lui. Le passus est son bagage et son rythme; elle fait un pas, en effet, ensuite un autre, puis un autre encore, jusqu'à ce qu'elle franchisse les frontières, jusqu'à ce qu'elle arrive à connaître l'au-delà, à sentir le vide sous la plante du pied. Alors elle poursuit.
Béatrice Libert est née 1952 à Amay-sur-Meuse (Belgique); membre de l'Association des Écrivains Belges et du Conseil International d'Études Francophones; correspondante du magazine culturel Pourtours (Marseille, Autre Temps); critique de poésie à L'Arbre à paroles; elle a collaboré avec des peintres, des graphistes, photographes et donné des récitals avec la harpiste Angélique Giorgio; a publié de nombreux recueils de poèmes, essais et nouvelles, dont: Invitation (Thalia, 1979), Parades (André De Rache, 1983), Vol à main nue (L'Arbre à paroles, 1998), Être au monde (La Différence, 2004), D'encre et d'écorce (avec les peintures de Jacques Clauzel, 2001), Le souffle (avec les gravures de Jean-Marc Lattion, 2002), Dalirium (avec les gravures de Raphaël Augustinus Kleweta, Anima Mundi, 2004).